Archive pour mai 2011

TOUT FLUX

mercredi 25 mai 2011

Don’t think you knew you were in this song *

C’est toujours la même sensation, face aux dessins de Océane Moussé, une bande son m’envahit et deux chansons s’imposent. Les mots sont là, clairs et distincts, comme dans «  Five Years » où Bowie est submergé par les sons, des téléphones hurlent de tous côtés, des gamins pleurent, ses mélodies préférées se bousculent dans sa tête, son cerveau est prêt à exploser. L’empathie qu’il a pour ceux qu’il croise le paralyse. C’est la rumeur d’un monde en détresse après l’annonce de la catastrophe finale. Le bouleversement vient d’une perturbation climatique anecdotique chez Diabologum,  » Quand j’ai ouvert les yeux le monde avait changé, au milieu du mois d’août je crois qu’il a neigé … », ici aussi le quotidien est ébranlé dans ce qu’il a de plus anodin. L’environnement glisse abruptement de la normalité à l’étrangeté la plus troublante.

Introduction bruyante pour un travail qui s’offre pourtant en douceur ! Le dessin se donne à voir. Nous pouvons à loisir laisser errer notre regard sur la page. Dans ce face à face, il n’y a aucune contrainte de lecture. Le regard suit ses propres sinuosités. Chez Océane, la feuille et les traits qui l’habitent aménagent le rythme de la vision. Souvent deux espaces sont délimités. Une zone vierge, blanche, lumineuse, c’est le ciel. Dessous, progresse lentement une multitude vivante de brins d’herbe, une foule végétale qui semble vouloir dévorer le papier. Un univers inconnu et étrange, la plupart du temps désert, qui lorsqu’il se peuple, s’anime d’un défilé inattendu et silencieux !  » Les touristes  » dans leurs processions ordonnées et serviles envahissent l’espace. Ils fendent la prairie ondulante sans y laisser de traces, comme si cette horde méthodique ne pouvait modifier durablement le paysage. Colonnes absentes et fantomatiques qui délicatement épargnent la terre. Nous sommes plongés ici dans un fantastique discret. Les hommes sortent de terre et y retournent dans un mouvement d’une normalité confondante. Parfois même, ils empruntent des escaliers roulants ! En y regardant de plus près ces voyageurs là ont parfois des bagages qui laissent planer un doute amer. Une atmosphère de résignation empreint ces migrateurs des prairies. Les congés payés ne semblent pas l’unique motivation à leurs déplacements. Si c’est une fuite, elle se fait dans le plus grand calme. Si c’est un exode, il est incroyablement apaisé. Chacun a sa posture, les attitudes sont variées, comme l’herbe, chaque humain a sa propre identité ! La grande majorité suit docilement le cours du fleuve, d’autres plus rares esquissent des regards curieux, leurs yeux fixent des éléments hors champ, ils sont actifs, ils observent et paraissent entrevoir d’autres réalités. Réalités, peut-être contenues dans d’autres dessins, ceux dans lesquels évoluent ces étranges personnages qui pilotent des tondeuses ! Des effaceurs sans touche « erase », mais Attila(s) mécaniques ils laissent dans leur sillage une traînée blanche, dépeuplée, silencieuse ! Personnages solitaires, leur incidence sur le dessin semble décuplée par rapport aux essaims bornés qui oscillent entre surface herbeuse et gouffres invisibles. Les faucheurs donnent la mort, pendant que la masse laisse s’exprimer son panurgisme naturel. Messie et guides sont absents, pas une silhouette lumineuse pour ouvrir la marche d’un énième chemin de croix. Les confins et les profondeurs de cette prairie-monde désertique ne laissent entrevoir aucune liberté d’action. Les chemins absents y sont tracés, et les serres et belvédères quelque fois convoqués, inaptes à désamorcer l’inéluctable.

Les lignes sont claires, précises, l’intensité naît de leur nombre et de leur densité. De la mer hachée, infinie et de la lumière irradiante émerge un malaise inidentifiable. Un dessin de lumières, d’ombres et de mystères, des traits en mode mineur, une frénésie à la fois syncopée et apaisée d’où sourd une atmosphère unique et imperceptiblement troublante.

Océane Moussé offre un univers où la magie opère, le temps est suspendu, l’espace immobile, l’équilibre fragile et les êtres ne sont plus que des rêves suspendus à la rythmique de sa main. Des vies défilent. L’œuvre nous laisse seul, piètre interprète d’un monde où le tragique pourrait facilement être désamorcé par une lecture aux relents diurnes. Un doute poétique plane dans ces dessins qui laisse toute interprétation ouverte à nos humeurs.

Manuel Pomar

* extrait de Five Years, David Bowie dans « The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars », 1972, RCA Records.